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Le langage de l’impossible

jeudi 23 octobre 2003, par Laurent Vannini

Personne ne va comprendre ce type. il est là, tout seul, devant 250 personnes, s’exprime dans sa langue maternelle et personne ou presque ne connaît un mot de portugais. Le monstrueux gouffre de l’incommunication s’ouvre, béant, dans l’antre de l’altermondialisme et s’apprête à engloutir, hilare, les espoirs d’une possible mondialité.

Florence, novembre 2002, assemblée des mouvements sociaux. Il est 16h30 alors que des intervenants de tous les pays s’agglutinent les uns derrières les autres a quelques mètres de la tribune, impatients de s’exprimer une dernière fois en ce lendemain de Forum social européen et de délivrer en quelques minutes un message de révolte, une requête solennelle, un avertissement désabusé. Leur voix est grave, rauque, fluette, envoûtante, leurs mots las, clairs, hachés, acerbes.

Devant eux, un casque de traduction suspendu à "ses" oreilles, l’audience est clairsemée, assise, à l’écoute, dans une salle gigantesque faisant chambre d’écho et transformant le moindre bruit en catalyseur d’attention. La réunion touche à sa fin. Un Brésilien s’avance devant le pupitre et prend la parole. Merde... on n’a pas prévu d’interprète portugais. Le personnage barbu à casquette commence son laïus ; je me liquéfie sur ma chaise, dépité, et regarde vers les cabines, regrettant amèrement de ne pas avoir emporté dans mes bagages le précieux codec des prophètes de pacotille "le miracle pour les nuls". Marc dans la cabine anglaise lève les bras au ciel, les interprètes italiennes restent silencieuses, les Français enlèvent leur casque et coupent leur micro.

Personne ne va comprendre ce type. Il est là, tout seul, devant 250 personnes, s’exprime dans sa langue maternelle et personne ou presque ne connaît un mot de portugais. Le monstrueux gouffre de l’incommunication s’ouvre, béant, dans l’antre de l’altermondialisme et s’apprête à engloutir, hilare, les espoirs d’une possible mondialité. Bizarrement, Carina, Uruguayenne, architecte, bilingue français espagnol, entrée à 14 heures dans la cabine ibérique, continue à palabrer dans son micro, comme si rien de la mini-apocalypse opérant dans la salle n’avait pu atteindre sa dignité d’interprète de passage.

Je pense à un acte militant absolu. S’apercevant de l’activité de la péninsule castillane, les autres cabines s’activent, rallument leur console, et prennent le relais sur les paroles fluides et fidèles à l’original (l’apprendrai je plus tard) délivrées à un public qui ne s’est pas aperçu de grand-chose. Dix minutes plus tard, tandis que ce dernier applaudit l’intervenant aussitôt remplacé par un autre, Ludovica, interprète professionnelle italienne, se précipite, admirative, dans les bras de Carina qui nous apprend qu’elle a vécu quelques années en Angola et y a appris le portugais... le hasard du chaos.

Les mâchoires du Leviathan se referment dans le vide. Je me recompose. ’Affirmer le droit de chacun à s’exprimer dans la langue de son choix’ ça peut sonner pour beaucoup comme une promesse politicienne de veille d’élection présidentielle planétaire ou un improbable message destiné à notre descendance pour qu’elle reprenne à son compte les combats éternels à mener, à perpétuer, à ne jamais remporter sous peine de ne plus savoir pour quoi se révolter. En bref, ça peut vous sembler aussi facile que de tenter de redémontrer le théorème de Fermat par trente mètres de fond, dans une cage à requins en bambou, entouré par trois grands blancs affamés, à court d’oxygène, alors que vous saigniez du nez.

Bizarrement, Babels fait de cette affirmation l’objet essentiel de son réseau et relève ce défi de l’impossible. Bizarrement, depuis 8 mois, Babels compose avec l’impossible, et plus bizarrement encore le véritable impossible n’est pas là où nous pensions le trouver. 1500 interprètes bénévoles qui se mobilisent en deux mois, 50 langues représentées, 10 coordinations internationales, 4 évènements internationaux couverts et le Forum social européen en ligne de mire avec ses "besoins gigantesques" en interprétation. 1500 personnes, interprètes bénévoles, volontaires, militants, professionnels ou non professionnels, ou si vous préférez dans un langage non mouvementiste, experts et non experts linguistiques.

Le véritable impossible n’est donc pas dans la mise en forme de cette réalité plurilinguistique mais dans la confrontation à la perception de sa concrétisation. A un premier niveau d’intervention, celui de l’interprétation lors des débats, Babels n’est pas prestataire de services mais acteur du mouvement. Babels ne promet pas de construire une autre Europe ou un autre monde lorsque des interprètes sont derrière des parois de plexiglas, penché-es sur l’idée de l’autre, Babels le construit. Il permet à des femmes et à des hommes de culture différente, de langue différente de se comprendre et de communiquer en évitant de sombrer dans l’uniformisation du langage des échanges, en préservant autant que possible la richesse des débats. C’est un engagement politique fait acte.

L’interprétation n’est pas un service à la disposition de personnes la considérant comme une nécessité pratique, c’est un espace d’échange et de convergence. Préserver autant que possible signifie ; essayer d’apporter une interprétation de qualité. Cela exige de chacun d’entre nous, babeliens, non babeliens, organisations, intervenants, audience un changement radical de notre comportement en public et de notre rapport à l’autre et à ses différences. Attendre d’un interprète, qu’il soit professionnel ou débutant, qu’il soit payé ou bénévole, qu’il soit "il" ou "elle", de traduire parfaitement à tout instant d’un débat, les propos échangés alors qu’aucun texte des interventions ne leur est fournie, qu’aucune consigne de ralentissement du débit de parole n’est respecté, qu’à aucun moment les intervenants ne pensent à celles et ceux qui ne comprennent pas leur langue, libérés de ce poids par la présence d’interprètes, est une aberration digne d’un évènement mondialiste.

Reprocher publiquement ou en huis clos à ces mêmes interprètes les erreurs commises au cours des traductions simultanées ou consécutives relève de l’automutilation et d’une incapacité chronique à remettre en question la position du centre du monde, évaluée, à tort, quelques centimètres sous son abdomen. Les interprètes du réseau Babels remettent en question lors de chacun des débats leur rôle de passeur d’idées, de chasseurs du vide de l’incommunication. Il ne faudrait pas qu’ils remettent en question leur présence au sein du mouvement altermondialiste, au travers de Babels, parce que leur travail est hué par des personnes se disant du même mouvement.

Qu’en est-il alors de la qualité de l’interprétation ? elle est l’une des préoccupations de Babels. Et nous ne souhaitons pas l’aborder en limitant l’entrée dans le réseau à des seul-es interprètes professionnel-les, bien au contraire. Babels revendique la diversité d’origine, de compétences, de langues, d’expériences des interprètes composant son réseau ; maîtriser deux langues sans jamais avoir interprété peut suffire, s’il n’est pas exigé de la personne l’impossible. Cet impossible au visage surprenant d’intolérance ou d’irrespect de l’autre.

Finalement, au-delà des compétences linguistiques des êtres humains derrière les machines, la qualité de l’interprétation d’un message dépend essentiellement de deux choses : la volonté de l’"émetteur" à être compris et la volonté des "récepteurs" à le comprendre. Et c’est une forme de langage que nous devrons tous apprendre si nous ne voulons pas que le projet ambitieux de construire une autre Europe ne rime pas avec projet présomptueux de construire chacun-e la sienne.